Apprivoiser l’entropie pour surmonter la crise

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La chronique d’Éléna Fourès, expert en leadership et multi culturalité, fondatrice du cabinet IDEM PER IDEM.

Du point de vue des entreprises, le confinement et la généralisation du télétravail qui en a découlé, a bouleversé les pratiques managériales. Pour s’adapter à ce nouveau contexte complètement inattendu, il faut prendre de la hauteur et analyser les mouvements profonds que le COVID-19 a commencé à rendre visibles : quand on construit en zone sismique, mieux vaut connaître la tectonique des plaques…

Au 19ème siècle, la notion d’entropie est introduite en physique thermodynamique pour mesurer la « désorganisation d’un système ». Plus simplement, moins il existe de liens, plus la tendance à la désorganisation est forte : un bloc de glace, où les molécules d’eau sont toutes très strictement liées entre elles, aura une entropie faible (il est très structuré, à tel point qu’on peut le saisir à la main facilement), alors que la vapeur d’eau a une entropie élevée, puisque chaque molécule est isolée et donc libre de se disperser (chaos apparent, impossible de la garder dans sa main !).

La propension de l’Humain étant de créer toujours plus de liens, on peut en conclure, comme l’a fait l’écrivain Vaclav Havel, que « La loi fondamentale de la vie consiste à lutter contre l’entropie ». Il en est de même pour les entreprises : ce n’est pas pour rien qu’on les qualifie « d’Organisations » ! D’autant que, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, elles ont permis une multiplication phénoménale des liens et de synergies du macro (« Mondialisation ») au microéconomique : entreprise « libérée », où l’on travaille ensemble sur des projets transversaux, dans des « open spaces » qui favorisent le travail en équipe, avec un intranet et des tchats d’entreprise… Ainsi, la multiplication et le resserrement des liens et des relations sont considérés comme le moteur de la productivité et du bien-être. Mais dans cette pression poussant à l’unification, à la structuration et au rapprochement, nous avons oublié la règle fondamentale du jeu : on finit toujours par arriver à un état d’équilibre où les forces en jeu se compensent…

Par le biais du COVID-19, c’est l’entropie qui se rappelle à nous. Notre premier réflexe a été de la combattre, en maximisant le contrôle pour maintenir les liens distendus par la situation : confinement, reporting, réunions à distance, traçage, mise en place de protocoles de sécurité etc. Seulement, si l’objectif était de protéger la santé des individus, on a constaté que cette volonté de contrôle, et la sensation de manque de confiance qui l’accompagne, a exacerbé un sentiment de défiance et d’insécurité intérieure. Pire, certains ont découvert qu’à distance il était bien plus difficile de mobiliser les troupes, que les conflits en étaient exacerbés, et que le professionnalisme et l’engagement n’allaient pas de soi chez tout le monde. En fait, nous avons pris conscience collectivement à quel point les liens relationnels, qu’ils soient personnels ou professionnels, sont importants et surtout fragiles.

« L’art de vivre c’est la relation ; sans relation il n’est pas de vie. ». En communication, on parle beaucoup de la Forme et du Fond, mais très peu de la Relation, qui est le troisième élément fondamental dans l’Échange. Si, pour rappel, le Fond ne compte que pour 7% dans toute communication, la Forme et la Relation, elles, se partagent le reste du gâteau à parts égales. Aujourd’hui, peu de personnes prennent en compte ce dernier aspect, pourtant primordial en face à face et encore plus à distance. Or, c’est la condition sine qua non pour surmonter la crise.

Redonner de l’importance à la Relation et aux liens professionnels revient à prendre en compte l’entropie, et donc fonctionner avec elle plutôt que contre elle. Il est urgent de quitter la logique du bloc de glace, qui suppose des liens rigides, du contrôle, peu de créativité et d’implication, pour rentrer dans celle, plus équilibrée, de l’eau sous forme liquide, où les molécules de H2O sont liées entre elles de manière souple, et conservent donc plus d’agilité.

Pour ce faire, je suggère trois règles à suivre. D’abord, définir clairement le cadre qui doit être exprimé et partagé par tous de manière explicite : ce peut être un objectif à atteindre, un projet auquel on participe, une organisation du travail etc. C’est un peu comme lorsque les phéromones de la reine des abeilles guident les ouvrières vers la ruche : cela évite la dispersion ou le sentiment de « non appartenance ». De plus, cela crée un prérequis positif à toute future relation dans ce Cadre. Ensuite, il s’agit d’être le plus transparent possible en toute circonstance : c’est un gage de confiance, qui est la base de toute relation fructueuse. A l’image des jeux vidéo, passés maître en la matière, plus les attentes et les règles sont claires, plus il est aisé pour chacun d’accepter son rôle et de le jouer au mieux de ses capacités. Enfin, faites de la création et de l’entretien de la Relation votre priorité. Un grade hiérarchique ou une assignation à un projet commun n’est jamais un gage d’investissement, d’autant qu’il est beaucoup plus facile d’ignorer quelqu’un en virtuel que de dire « Non » à quelqu’un en face. Profitez de toutes les occasions pour créer des liens autour de vous et les entretenir : même 5 minutes par jour suffisent ! Ce n’est que comme ça que vous arriverez à atteindre vos objectifs.
Pour remettre l’humain sur le devant de la scène, nous devons repenser nos modes de fonctionnement corporate pour nous rapprocher de « l’entreprise véritablement libérée », c’est-à-dire un monde où les liens relationnels sont d’autant plus résistants qu’ils sont élastiques : « L’harmonie n’est jamais donnée, elle doit indéfiniment se conquérir. » Simone de Beauvoir.

A FAIRE
Leader plus que manager
La situation est propice au désordre et au flou. Faites preuve de leadership en proposant une direction à suivre. A votre niveau, définissez des objectifs raisonnables pour vous et votre équipe avec des délais courts afin de pouvoir vous adapter facilement, et avec des critères de réussite détaillés. Soyez le plus précis possible, vous éviterez les malentendus et créerez de l’engagement.

Penser la transparence avant tout
l est évident qu’en période de trouble, la transparence est une bouffée d’air frais. Utilisez-la comme un véritable outil pour créer de la confiance et rassurer. Prenez le temps de faire des réunions où chacun peut exprimer ses attentes pour vérifier et acter l’alignement de votre équipe.

Modéliser votre réseau
Pour que la force de vos relations professionnelles cesse d’être abstraite, un bon exercice est d’établir une carte de votre entourage professionnel où vous êtes au centre : plus la personne est positionnée loin de vous, plus la relation est faible entre vous. Vous pourrez ensuite réactiver des liens laissés en jachère, en créer de nouveaux avec des interlocuteurs stratégiques mais éloignés de vous, et entretenir celles qui fonctionnent déjà.

A EVITER
Renforcer le contrôle
C’est notre réflexe collectif en situation où l’entropie augmente, et c’est la pire chose à faire. Nous l’avons bien constaté à l’échelle des États : ceux qui ont isolé les malades et ceux avec qui ils étaient en contact, et qui donc ont fait confiance à la population pour se gérer, montrent de meilleurs résultats à tous points de vue (sociaux, économiques, confiance dans le gouvernement) que ceux qui ont confiné tout le monde. Un bloc de glace casse, l’eau contourne les obstacles…

Faire l’autruche
Rien ne sert de faire l’autruche en attendant que le nuage passe, cela vous retombera dessus. Pour rassurer, appliquez le principe de transparence avec vos supérieurs en leur proposant votre Agenda de sujets à traiter. C’est le moment de montrer votre engagement et votre valeur ajoutée pour le Groupe.

Penser que Relation = Perso
La nécessité de séparer Vie professionnelle et Vie personnelle nous a fait croire que la Relation n’avait rien à faire en entreprise. Dans une Organisation transversale, en transition et en réseaux, c’est la base même de toute interaction. Refuser cette réalité c’est scier la branche sur laquelle on est assis. Alors prenez votre courage à deux mains et mettez-vous au défi de devenir source de liens dans votre entreprise.