Le devoir de désobéissance

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La chronique d’Éléna Fourès, expert en leadership et multiculturalité, fondatrice du cabinet IDEM PER IDEM.
elena.foures@idem-per-idem.com

Le Bulletin officiel des Armées N°45 de décembre 2005 donne à tout militaire l’ordre de désobéir si les ordres qu’il reçoit sont jugés contraires à l’éthique. Dans ce cas il doit aussitôt faire remonter les motifs de sa désobéissance vers les trois plus hauts échelons de sa hiérarchie militaire.
Ce nouveau dispositif officiel étend à tous les militaires ce qui était avant le propre des hommes d’exception – possédant une conscience citoyenne et humaniste telle qu’elle leur donne une hauteur de vue « extra ordinaire ».
Citons quelques exemples célèbres en la matière :
Premièrement, le Général de Gaulle, alors colonel et ministre « en pleine débâcle » de juin 1940, organise une collaboration avec l’Angleterre pour continuer la guerre dans les colonies. Sa désobéissance est double, à la fois politique et militaire, Pétain étant à la fois Chef de l’État Français et Maréchal.
Deuxièmement, Dietrich von Choltitz, gouverneur militaire allemand du « Grand Paris », décoré de la Croix de Fer, désobéit à l’ordre d’Hitler de détruire Paris le 23 août 1944, restant ainsi fidèle à son rôle de militaire et pas de politique.
Troisièmement, le 26 septembre 1983, Stanislav Petrov, lieutenant-colonel des forces aériennes soviétiques, en service à Serpukhov-15, un bunker ultra secret près de Moscou, surveille le moniteur de contrôle lorsque l’alarme d’attaque nucléaire retentit. Cinq missiles américains, selon l’appareil, se dirigent vers l’URSS ! L’officier, responsable ultime à ce moment-là de l’Apocalypse nucléaire, pris d’un doute, désobéit au protocole et refuse d’appuyer sur le bouton rouge de la contre-attaque. La 3ème guerre mondiale n’aura pas lieu.

Quelles conclusions en tirer ?
Le fait que l’armée ait officialisé le devoir de désobéissance dans la Fonction, signifie que l’ownership en tant qu’engagement final dans l’intérêt collectif, et la capacité de discernement sont désormais attendus de chaque militaire.
Et surtout que l’époque où on disait « Réfléchir c’est désobéir » est désormais révolue.
En effet, tous les crimes de guerre et tous les crimes contre l’humanité s’abritent depuis des siècles derrière le devoir d’obéissance des exécutants.
Aujourd’hui la désobéissance responsable devient un acte conscient de leadership dans la Fonction. La sagesse tibétaine nous rappelle que « Les vrais chefs doivent savoir désobéir ». Cela présuppose une hiérarchisation préalable des enjeux, et la conscience de sa responsabilité devant soi-même et devant la communauté, comme une entité supérieure à la hiérarchie immédiate. Puis, cela nécessite une prise de pouvoir, et donc de risque, à la fois intérieure et extérieure : lorsque le Général de Gaulle lance l’appel du 18 juin, il se positionne de facto en alternative de pouvoir au Maréchal Pétain. En prenant le risque d’exposer ses compatriotes au feu nucléaire, Stanislav Petrov endosse la responsabilité de l’avenir des siens et du monde.
L’entreprise qui compte d’innombrables managers qui sont, comme c’est souvent écrit sur leurs cartes de visite des « officers », est confrontée aussi à ce dilemme. Dois-je, en tant que Fonction, désobéir à ma hiérarchie et agir contre l’intérêt immédiat de ma fonction, en choisissant l’intérêt ultime de ma fonction, de l’entreprise, de la planète, de l’écologie, du climat ? Dois-je prendre position et désobéir, par exemple, en refusant de mettre un produit potentiellement dangereux sur le marché ?
Mes intérêts coïncident-ils avec une compréhension (volontairement ?) limitée, prise au pied de la lettre, et coupée de toute référence à des valeurs universelles de mon rôle ; ou doivent-ils s’inscrire dans un périmètre plus large ?
Discernement !

A FAIRE
1// Discerner
C’est chercher à équilibrer les risques et les opportunités, le court et le long terme, le périmètre immédiat et le périmètre élargi.

2// Prendre ses doutes au sérieux
Une partie de vous n’est pas d’accord par rapport à un sujet ? Ne balayez pas la voix de votre conscience, écoutez-la, puis prenez la décision responsable.

3// Dire « Non » dans les règles
Notifiez les motifs et les circonstances de votre refus d’obéir à vos supérieurs N+1 et N+2. Soignez votre argumentaire : il doit être factuel et axé sur les risques pour l’entreprise à long terme (image de marque, attractivité, corrélation avec les valeurs proclamées).

A EVITER
1// Vous berner avec des virus mentaux
« Ce n’est pas mon problème » etc. Ne vous dérobez pas. Martin Luther King a bien dit : « Chacun a la responsabilité morale de désobéir aux lois injustes ».

2// Minimiser la communication
Désobéir en silence enlève toute sa signification à l’acte de désobéissance. Pour vous servir, il doit porter votre sceau ; ne laissez pas aux autres la possibilité de (mal) interpréter vos actions.

3// Instrumentaliser la désobéissance
Ne désobéissez pas simplement pour votre marketing personnel, pour montrer que vous avez du leadership. Cela vous nuira. Pour être efficace, la désobéissance doit être nourrie par un sens profond.

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